A propos de la traduction du Kangyur et du Tengyur - Shamar Rinpoché

Déclaration à propos de la traduction du Kangyur et du Tengyur

Varanasi, 5 Janvier 2011

Récemment des étudiants m'ont demandé d'expliquer mon point de vue sur la traduction du Kangyur et du Tengyur en anglais et autres langues occidentales. Comme j'expliquais mes vues, on m'a demandé de partager celles-ci sur mon site Web pour le bénéfice de la communauté entière.

Question: Rinpoche, quel est votre point de vue à propos de la traduction du Kangyur et du Tengyur en anglais?

Shamar Rinpoche : Plus important, je pense, que de traduire le Kangyur et le Tengyur en anglais, à cette époque précise, est leur résurrection dans les langues sanskrite et palie.

Les canons sanskrits et palis sont la racine. Ils sont aussi la source du canon tibétain. Cependant, ils sont peu à peu oubliés et disparaissent - ou ont déjà, dans une certaine mesure, disparu. Quand les textes sanskrits du Kangyur et du Tengyur furent traduits en tibétain, une bonne partie de leur saveur particulière et de leur profondeur fut perdue au cours de la traduction. Si nous traduisons ces textes maintenant, encore davantage du sens profond est appelé à être perdu, et nous pourrions aboutir à un résultat superficiel.
Nous pouvons représenter les choses ainsi: c'est comme astiquer les feuilles d'un arbre, tout en laissant les racines et le tronc se décomposer.

Question : N'y a-t-il pas un danger similaire de perdre le sens en retraduisant les écritures en sanskrit et en pali?

Shamar Rinpoche : Pour un groupe de lettrés compétents en tibétain et en sanskrit, grâce à la relation étroite de ces deux langues, le résultat sera tout à fait correct. De toute évidence, cela devra être un groupe de panditas travaillant ensemble, pas les tentatives d'individus.

La qualité du résultat d'un tel travail de traduction ne peut qu'être jugée par des lettrés indiens en sanskrit. Aujourd'hui il existe un nombre de lettrés occidentaux qui soutiennent que les traductions tibétaines n'étaient pas aussi précises qu'on ne l'avait d'abord pensé. Cependant, je crois que les lettrés occidentaux sont encore trop éloignés culturellement pour avancer de tels jugements.

Je crois que c'est une tâche urgente que de retraduire les sutras et les shastras en sanskrit et de faire des efforts pour retrouver davantage d'originaux sanskrits. En ce qui concerne les traductions d'écritures en anglais et autres langues occidentales, je recommande de traduire des livres qui font sens et sont nécessaires pour l'étude et la pratique quotidienne des pratiquants bouddhistes, tels que
Uma-Gyen (Tib: dbu-ma rgyan, Skt: Madhyamakālakāra, Fr: l'ornement de la voie médiane), the Tendrel-Chunyi-Do (Tib: rten cing 'brel bar 'byung ba dang po dang rnam par dbye ba bstan pa'i mdo; Skt: Pratītyasamutpāda-sūtra; Fr: le soutra des douze liens interdépendants) , the Salu Djangpe Do (Tib: sā lu'i ljang pa'i mdo , Skt: Śālistambasūtra, Fr: le soutra de la pousse de riz), et de tels textes. Ce sont des textes qui offrent aux hommes modernes un soutien et des outils pour comprendre leurs problèmes émotionnels, tels que leur anxiété ou dépression; et ces textes aident les gens à trouver la paix dans leur esprit et à améliorer leur éthique. A part de tels textes, je ne suggère pas de traduire le Kangyur et le Tengyur dans leur totalité.

Une autre préoccupation est la préservation de la langue tibétaine. Si le canon entier était accessible dans les langues occidentales, la plupart des gens considéreraient certainement la langue tibétaine comme obsolète. La langue tibétaine est une langue qui a été créée dans le but d'exprimer et de préserver le Dharma-du-Bouddha. Elle n'est employée dans aucun autre domaine ou profession. Préserver le canon tibétain signifie aussi préserver la langue tibétaine.


Selon ma compréhension des évolutions historiques, les langues originales des écrits du dharma du Bouddha, c'est-à-dire principalement le sanskrit et le pali, perdirent leur importance et leur influence au XIVe siècle à cause de l'empire musulman en Inde. Elles souffrirent aussi de l'influence néfaste de certains lettrés hindous, tels que Shankar Acarya et ses disciples, par exemple, qui vécurent aux environs du IXe siècle. Pendant que Shankar Acarya prêchait une philosophie qui semblait un mélange de bouddhisme et d'hindouisme, il attaquait néanmoins violemment ses représentants, les appelant dans les deux cas, moines bouddhistes et yogis hindous, "les sangsues à la tête rasée et aux longs cheveux, qui utilisaient la religion pour la nourriture et la survie." Ses successeurs utilisèrent la renommée de Shankar Acarya pour dénigrer encore le bouddhisme.


Une autre influence néfaste pour le bouddhisme en Inde remonte à Dramze Gyeguk (Tib:
bram ze brgyad gug; Skt: Aṣṭavakra, Engl: The eightfold crooked hunchback). ( “le bossu aux huit déformations physiques“ ). Il était un clerc d'une intelligence très vive d'une caste située dans la petite moyenne, lequel initia une "révolution des clercs" contre les castes plus élevées. Il déclara: " Nous sommes plus intelligents que les autres car nous connaissons le langage des dieux et avons une éducation littéraire. Nous sommes plus intelligents que les autres. Nous sommes les vrais Brahmins." Il devint un lettré réputé, auteur du Ashtavakra Gita qui est encore cité même aujourd'hui. Ashtavakra et ses disciples étaient très adroits en jeux de mots habiles et ils vainquirent beaucoup de lettrés bouddhistes lors de débats. En conséquence, la réputation de la philosophie bouddhiste dans son ensemble souffrit aussi. L'un des résultats positifs de cette évolution, cependant, fut que des lettrés bouddhistes, tels que Shakya Shri Bhadra au XIIIe siècle, durent chercher refuge au Cachemire ou au Tibet où ils répandirent le dharma à une vaste audience.


Le coup final, à la philosophie bouddhiste en Inde, vint sous la forme de la destruction des grandes universités telles que Nalanda et Vikramalashila par les envahisseurs musulmans aux XIIe et XIIIe siècles.

A cette époque, le bouddhisme avait déjà été établi dans d'autres pays, tels que le Sri Lanka, la Chine, le Tibet, etc. où il a été préservé jusqu'à ce jour. Il a disparu presque complètement, cependant, de son pays d'origine.

Bien que mes connaissances historiques soient superficielles, je suis conscient de ce que les écritures bouddhistes sont hautement impermanentes par nature. Leur survie pour les générations futures n'est pas donnée mais dépend des sages décisions de leurs défenseurs dans chaque génération à son tour.

© 2016 Karma Euzer Ling